2006

Viviane Candas s’est entretenue avec Jean-Claude Carrière
à propos de son film Suzanne.

Propos recueillis par Jean-Claude Carrière, le 6 décembre 2006

Le titre, SUZANNE, évoque déjà le personnage de la Bible et tout le film, pour moi, à une résonance mythologique. D’abord, il y a la guerre qui sert, comme dans toutes les épopées, quasiment le fond sonore, ce background de la guerre d’Algérie, on s’y réfère constamment, elle est là derrière.
Ensuite, le plus évident pour moi, C’est le personnage de Suzanne que l’on rencontre dans la boulangerie. Je la vois tout de suite comme Cérès, déesse de la fertilité, de l’abondance et du pain, qui vient nous apporter ses bienfaits. Elle est comme une déesse cachée que l’immigration nous apporte, une Cérès de banlieue, une divinité abandonnée, elle n’a pas de temple à Paris. J’aime toujours beaucoup quand derrière un personnage on trouve autre chose que ce qu’il représente dans la réalité de chaque jour. Suzanne, c’est une émanation de la nature. Elle a quelque chose de rassurant. Le plan où elle est couchée de dos avec Patrick Bachau, où l’on voit son corps nu et blanc dans le lit, on a envie d’y être.

Viviane Candas : « Suzanne devait être une femme qui éveille l’appétit. Je connaissais Christine Citti, sa générosité et sa densité d’être, mais son impact érotique m’a surpris dès les premiers rushes. Même si elle rentre progressivement dans le film et dans la vie de Franck, sa Suzanne dévore l’image en même temps qu’elle vivifie son partenaire, ce qui est rare.
Franck parle en latin aux statues du parc puis voit Suzanne couchée sur le gazon du jardin. Elle devient spontanément l’objet du désir qui porte la vie nouvelle. »

Ce que je trouve très touchant, c’est que le film joue avec des sentiments simples, tristesse de l’homme qui vient de perdre sa femme, bien-être d’en retrouver une autre, sentiment d’être avec ses amis, de bien boire et manger, tous ces sentiments sont présents.

Et ce n’est pas facile de faire passer cela au cinéma. Ce qui est frappant chez Patrick Bauchau c’est son côté olympien. Il est une figure de héros, de dieu grec. Beau, calme, maîtrisant sa souffrance et son destin.
Avec un moment de grand découragement quand même… J’étais malheureux avec lui. Comment avez-vous rencontré Bauchau ?

Viviane Candas : « Sur Internet. Son site le présentait comme amoureux des textes anciens et marié depuis cinquante ans avec sa Mijanou. Je lui ai envoyé le scénario par mail. Polyglotte, il peut tourner dans cinq langues et vit en Californie. Il s’est engagé tout de suite, a terminé un feuilleton et a débarqué à Paris, la veille du tournage. La première rencontre a donné le départ du compte à rebours : nous n’avions que vingt et un jours pour brosser le film, Bauchau lui-même étant de toutes les scènes.
Je voulais utiliser ces contraintes, un minimum de séquences, de plans, de prises, afin de rendre le sentiment du temps extrêmement précieux. L’usage du plan-séquence sert à dilater le temps. Avec l’idée que ce personnage principal, omniprésent dans le film, devait donner la perspective sur le monde, sur la vie, dans la composition du cadre même. Il est tenté par le vide, il est tenté de penser que c’est la fin. Suzanne ramène une énergie si forte, celle du désir, et d’un cœur qui se donne tout entier, et voilà Franck reparti pour une nouvelle jeunesse, lui qui n’arrivait même pas à terminer son livre. »

Je l’ai trouvé très crédible aussi en tant que professeur. Bachau, c’est Apollon, et son copain, Kalfon, c’est Dionysos. Kalfon apparaît comme un Hermès mâtiné de Shiva, qui fait tours et détours mais n’a jamais pu gravir les marches de l’Olympe. Ça s’est passé comment avec lui ?

Viviane Candas : « On avait déjà travaillé ensemble par deux fois, mais là il était content de jouer enfin un personnage drôle. J’ai entendu les gens rire aux mêmes scènes autant à Locarno qu’à Chicago, son jeu amuse, quelque chose de paradoxal et désarticulé dans sa silhouette, avec cette tronche incroyable qu’il s’est faite avec le temps. »

Et voilà les deux « vieillards » autour de Suzanne. Cette histoire, c’est celle de l’homme à femme et de l’homme à femmes. Franck, c’est l’homme qui a besoin d’une femme. Quand il est seul, il erre de chez Max à chez sa fille, puis dans son propre appartement, ça fait de la peine.
Le personnage invisible du film c’est la mort. Quand je dis invisible, même quand Madeleine, épouse de Franck, la femme de toute sa vie, meurt, on ne voit pas son cadavre. Vous vous êtes bien gardée de filmer ça.

Viviane Candas : « Ce qui est filmable, c’est le vide, l’absence de l’être vivant, la souffrance qu’il laisse aux autres, de même que le désir peut être mis en scène plus que son accomplissement. De Madeleine morte, on ne verra donc que le pied caressé par Franck. »

C’est une question que je me pose toujours, comme scénariste, quand un personnage a disparu. Quelle serait la réaction de son fantôme à telle ou telle scène ? Madeleine, sa présence persiste après sa mort, et si elle revenait un quart d’heure avant la fin du film ?

Viviane Candas : « Elle aurait sa place, dans la cohérence de la vie de Franck. Dans la scène finale, Guesch Patti rouvre le piano que Franck avait fermé comme une tombe et se met à chanter, c’est comme si Madeleine était à nouveau là en même temps que Suzanne, parce que dans la vie, on n’a pas le temps d’oublier pour vivre, ni besoin d’oublier les morts pour aimer les vivants, c’est vrai à tout âge, même s’il faut le deuil pour retrouver la joie. On continue avec ceux qui nous ont quittés. »

Certains moments que j’ai surtout aimés sont les moments musicaux. Des moments de cinéma, comme la séquence du tango, c’est là que nous, spectateurs on est totalement bien avec les personnages, l’œil suit quelqu’un qui se déplace, qui échange trois mots, sans dramatisation artificielle.
Ou bien la scène de la musique grecque, qui joue comme une déclaration d’amour.

Viviane Candas : « Qui a aimé une femme et l’a perdue peut en aimer une deuxième, mais qui n’en a pas vraiment aimé une n’en aimera jamais aucune. Le film défend cette idée sans porter de jugement moral. »

Il y a beaucoup d’éléments mythologiques parce que la situation est ancestrale et universelle : quelqu’un qui perd la femme qu’il aime va-t-il rester seul ou trouver un nouvel et unique amour ?

Viviane Candas : « Au point de dire à la fin que c’est le plus beau… »

Mais c’est une vraie belle question ! Et d’ailleurs, on l’impression que Madeleine sa première femme (Edith Scob) l’aide à aller vers la seconde.

Viviane Candas : « Ça s’opère par le truchement des maîtresses de Max (Elisabeth Macocco et Guesch Patti), dans la complicité que Madeleine développe successivement envers celles, dramatique ou légère, à qui elle prodigue musique et conseils pour les aider à conquérir Max. C’est une anticipation de la rencontre amoureuse que fera son Franck une fois devenu veuf.

Mais le film tout entier se place sous le signe de la rencontre amoureuse, augurée par celle de leur fille Sabine (Claude Perron) avec Mourad (Jalil Naciri), qui d’emblée mobilise les séquelles de cette fameuse guerre d’Algérie, charriées d’une génération à l’autre.
Tout cela, bien sûr, prépare l’arrivée de Suzanne, à quarante minutes du film, comme une évidence espérée. »

Cette Suzanne on l’attend. La façon dont elle est filmée dans la boulangerie, annonce que le personnage va prendre de l’importance. Quand elle arrive, le film se saisit véritablement.

Viviane Candas : « C’est elle qui choisit Franck. Elle entend ce qu’il dit, la qualité d’amour que ce veuf porte à sa femme disparue et elle, la vendeuse intérimaire à qui personne ne fait attention elle voudrait être aimée comme cela. Être distinguée par l’amour, et elle y arrivera. Elle s’impose au film comme dans la vie de Franck.
C’est une scène de révélation amoureuse. La musique qu’écoute Suzanne est loin de l’univers de Franck dont les goûts, à son âge, sont formés depuis longtemps, mais ce moment lui révèle que son sentiment pour Suzanne est déjà plus fort que leur différence culturelle. Cette scène clef libère la capacité de Franck d’évoluer encore, grâce à sa profonde jeunesse d’esprit, et scelle en même temps la possibilité d’un amour. Le corps suivra, prenant son temps. »

Quand je pense qu’on vous a répété que cette histoire ne pourrait intéresser personne ! Les vieux, c’est quand même la majorité de la population de ce pays. Pourquoi les priverait-on de se voir raconter leurs propres histoires ? Je me souviens qu’à Dakar avec Jean Rouch, on a vu toute une famille africaine devant « Dallas », une histoire qui ne les concernait pas, faite par des gens qui auraient été incapables de placer le Sénégal sur une carte du monde.

Les vieux, c’est comme les africains, ils sont relégués hors de l’expression. Les artistes s’y intéressent, en peinture, en photo, parce que les vieux visages sont expressifs, qu’ils ont vécu et beaucoup à dire. Mais dans le théâtre, il y en a très peu, à part le Roi Lear, et dans le cinéma presque jamais, ou alors instrumentalisés, mais pas porteur d’enjeu dramatique.
Les anciennes générations sont reléguées hors du champ de la fiction, hors du spectacle. Le cinéma se réserve à une population de grosso modo, vingt cinq ans.
Les vieux n’ont plus rien à faire, plus rien à dire, plus qu’à mourir.

Viviane Candas : « Mais ne pensez-vous pas que l’on veut avec eux reléguer une mémoire qu’on a pas envie d’entendre ? Dans la scène où Franck évoque devant son petit-fils, à travers la figure d’un certain général, l’épineuse question de la torture en Algérie, sa fille n’a pas envie d’entendre ce qu’il veut dire et Mourad reste circonspect. Cette génération meurt sans avoir parlé, sans avoir transmis ce qui la hante, et la suivante porte le poids du silence avec un malaise accru.
Ce sont nos parents qui ont vécu cette guerre, et vous n’en entendez presque jamais parler au cinéma. La guerre a traversé la vie de Franck de façon traumatique, comme elle a traversé l’ensemble du tissu social français. »

Ce que j’aime par-dessus tout dans ce film, c’est qu’il donne à une immense partie de la population l’occasion de voir son histoire, ça n’arrive jamais. Pourtant j’ai vu l’autre jour un reportage sur des centenaires japonais. L’un d’entre eux, petit, fluet, avait décidé d’apprendre le chinois. Avec ça, disait son médecin, il vivait plus longtemps. Il a commencé à écrire son journal, en chinois, à cent trois ans !